CHAPITRE XIX
Pendant les quelques jours qui suivirent, ils avancèrent rapidement vers le sud, voyageant souvent de nuit pour échapper aux patrouilles de légionnaires qui battaient la campagne à la recherche de Ce’Nedra.
— Nous n’aurions peut-être pas dû laisser ce Jeebers nous tirer sa révérence, bougonna Barak, comme ils venaient d’éviter un détachement de cavaliers. Par sa faute, toutes les garnisons d’ici à la frontière sont sur le pied de guerre. Il aurait sûrement mieux valu l’abandonner dans un endroit isolé ou je ne sais quoi.
— Ce « je ne sais quoi » a quelque chose d’un peu définitif, non ? releva Silk, avec un petit sourire acéré.
— C’était une solution, riposta Barak en haussant les épaules.
— Tu ne devrais pas laisser ton couteau réfléchir tout le temps à ta place, rétorqua Silk, hilare. C’est, de toutes leurs dispositions, celle que nous trouvons la moins attrayante chez nos cousins cheresques.
— Quant à nous, nous ne trouvons pas très plaisante cette tendance à faire des remarques finaudes contre laquelle nos frères drasniens semblent parfois ne pouvoir se prémunir, déclara fraîchement Barak.
— Comme c’est bien dit, railla Silk.
Ils poursuivirent leur chemin, perpétuellement sur la défensive, prêts à se cacher ou à prendre la fuite à chaque instant. Au cours de ces quelques jours, ils se reposèrent beaucoup sur les curieuses facultés de Hettar. Les patrouilles lancées à leur recherche étant forcément montées, le grand Algarois au profil d’oiseau de proie scrutait mentalement leur environnement à la recherche de chevaux, et les informations qu’il leur communiquait leur permettaient en général de s’esquiver à temps.
— Comment ça fait ? l’interrogea Garion, par un matin couvert, alors qu’ils suivaient une piste peu fréquentée, envahie par les mauvaises herbes, sur laquelle Silk les avait menés. D’être capable d’entendre penser les chevaux, je veux dire ?
— Je ne suis pas sûr d’arriver à te l’expliquer clairement, répondit Hettar. C’est une faculté que j’ai toujours eue, et je n’arrive pas à imaginer que l’on puisse ne pas en être doté. C’est comme si on tendait vers l’esprit du cheval, comme si on ne formait plus qu’un avec lui. Le cheval ne pense plus « moi », mais « on ». Je crois que ça vient aussi du fait qu’ils vivent naturellement en troupeau. Quand ils ont appris à connaître l’autre, ils le prennent pour un membre de la horde pareil aux autres. Il y a même des moments où ils oublient que je ne suis pas un cheval et... Belgarath, annonça-t-il, s’interrompant brusquement, encore une patrouille, juste derrière la colline, là-bas. Vingt ou trente cavaliers.
Sire Loup jeta un rapide coup d’œil alentour.
— Avons-nous le temps d’arriver à ces arbres ? demanda-t-il en indiquant un gros bosquet de jeunes érables, à une demi-lieue de là.
— Si nous faisons vite.
— Alors, au galop ! ordonna sire Loup.
Ils talonnèrent leurs chevaux, qui bondirent en avant, et se retrouvèrent sous le couvert des arbres comme les premières gouttes d’une giboulée de printemps qui menaçait depuis le début de la matinée commençaient à marteler les larges feuilles. Ils mirent pied à terre et, menant leurs chevaux par la bride, se frayèrent un chemin entre les arbustes vigoureux, disparaissant aux regards.
La patrouille tolnedraine apparut au sommet de la colline et s’engagea dans la vallée ombreuse. Le capitaine qui commandait le détachement arrêta son cheval non loin du bouquet d’érables, donna une série d’ordres impérieux, et ses hommes s’égaillèrent par petits groupes, pour fouiller les abords de la route herbeuse dans les deux directions et scruter la campagne environnante du haut de la colline suivante. L’officier resta en arrière, près de la piste, avec un autre cavalier, un civil en manteau de voyage gris.
Le capitaine lorgnait d’un œil dépité l’averse printanière.
— Ça va être une sale journée, grommela-t-il en mettant pied à terre et en resserrant plus étroitement sur lui sa cape écarlate.
Son compagnon descendit de cheval à son tour, et, dans le mouvement, se tourna de telle sorte que le groupe dissimulé dans les érables pût voir son visage. Garion sentit Hettar se raidir tout d’un coup. L’homme au manteau de voyage était un Murgo.
— Par ici, Capitaine, dit-il, en menant son cheval sous l’abri offert par les branches étendues des arbustes, à la lisière du bosquet.
Le Tolnedrain hocha la tête et le suivit.
— Avez-vous pu réfléchir à ma proposition, Capitaine ? questionna le Murgo.
— Je pensais que ce n’était qu’une réflexion théorique, répondit l’officier. Nous ne savons même pas si ces étrangers sont dans la région.
— D’après mes renseignements, ils se dirigent vers le sud, Capitaine, l’informa le Murgo. Vous pouvez être certain, je pense, qu’ils ne sont pas loin.
— Nous ne sommes pas du tout assurés pour autant d’arriver à mettre la main sur eux. Et même dans ce cas, je ne vois pas comment nous pourrions faire ce que vous proposez.
— Enfin, Capitaine, expliqua patiemment le Murgo, c’est dans l’intérêt de la princesse. Si elle retourne à Tol Honeth, les Vordueux la tueront. Vous avez lu les documents que je vous ai montrés.
— Elle sera en sûreté avec les Borune, déclara le capitaine. Les Vordueux ne viendront pas la chercher en Tolnedrie du sud.
— Les Borune n’auront rien de plus pressé que de la renvoyer chez son père. Vous êtes vous-même un Borune. Vous prendriez le risque de défier un empereur de votre propre maison, vous ?
Le capitaine sembla quelque peu ébranlé.
— Son seul espoir de survie réside dans les Horbite, insista le Murgo.
— Quelle assurance pouvez-vous me donner qu’elle sera à l’abri du danger avec eux ?
— La meilleure de toutes les garanties : la politique. Les Horbite mettent tout en œuvre pour entraver l’accession au trône du grand duc Kador. Il veut la mort de la princesse, eh bien, les Horbite feront l’impossible pour qu’elle reste en vie. C’est vraiment le seul moyen d’assurer sa sécurité — et, accessoirement, votre fortune.
Il fit tressauter de façon suggestive une bourse lourdement garnie devant le capitaine, qui semblait fort perplexe.
— Et si on doublait la somme ? ronronna le Murgo, insinuant.
Le capitaine déglutit péniblement.
— C’est dans son intérêt, n’est-ce pas ?
— Evidemment.
— Ce n’est pas comme si je trahissais la maison de Borune.
— Vous êtes un patriote, Capitaine, assura le Murgo avec un froid sourire.
Accroupie entre les arbres à côté de Ce’Nedra, tante Pol retenait fermement la jeune fille par le bras. Celle-ci semblait hors d’elle, et ses yeux étincelaient de colère.
Plus tard, lorsque les légionnaires et leur ami murgo furent repartis, la princesse explosa.
— Comment osent-ils ? s’exclama-t-elle, déchaînée. Et tout ça pour de l’argent !
— Allons, ce n’est que de la politique tolnedraine, fit Silk comme ils sortaient avec leurs chevaux de l’abri des érables pour retrouver le crachin matinal.
— Mais c’est un Borune, protesta-t-elle. Un membre de ma propre famille !
— Un Tolnedrain n’est loyal qu’envers sa bourse, lui révéla Silk. Je suis étonné que vous ne vous en soyez pas encore rendu compte, Votre Grâce.
Quelques jours plus tard, en arrivant au sommet d’une colline, ils contemplèrent pour la première fois la vaste tache verte de la Sylve des Dryades qui s’étendait sur l’horizon. Il avait cessé de pleuvoir, et le soleil dardait ses rayons sur eux.
— Nous serons en sûreté, une fois dans la Sylve, déclara la princesse. Les légions n’oseront jamais nous suivre là-bas.
— Qu’est-ce qui les en empêcherait ? se renseigna Garion.
— Le traité avec les Dryades, laissa-t-elle tomber sèchement. Vous n’êtes vraiment au courant de rien, vous, alors.
Garion n’apprécia pas ce commentaire.
— Il n’y a personne aux environs, rapporta Hettar à sire Loup. Nous pouvons ralentir l’allure, ou attendre la nuit.
— Dépêchons-nous d’y arriver, décida sire Loup. Je commence à en avoir assez d’avancer en crabe pour éviter les patrouilles.
Ils dévalèrent la colline au galop et se dirigèrent vers la forêt qui s’étendait devant eux.
La transition broussailleuse qui marquait habituellement le passage des champs aux bois semblait inexistante. Les arbres commençaient, et voilà tout. Lorsqu’ils s’engagèrent, à la suite de sire Loup, entre les arbres, le changement fut aussi brutal que s’ils étaient tout à coup entrés dans une maison. La Sylve devait être incroyablement ancienne. Les grands chênes étendaient des branches si larges qu’elles masquaient presque complètement le ciel. Le sol couvert de mousse était frais et à peu près dépourvu de végétation de sous-bois. Il semblait à Garion qu’ils étaient très petits sous les grands arbres, et qu’il y avait quelque chose d’étrange dans l’air, comme s’il amortissait tous les sons. On n’entendait rien, pas un bruit, en dehors du bourdonnement des insectes et d’un lointain chœur d’oiseaux.
— Bizarre, fit Durnik en regardant autour de lui. On ne voit pas trace de bûcherons.
— Des bûcherons ? hoqueta Ce’Nedra. Ici ? Ils n’oseraient jamais pénétrer dans la forêt !
— La Sylve est inviolable, Durnik, expliqua sire Loup. La famille Borune a conclu un accord avec les Dryades. Personne n’a touché un arbre ici depuis plus de trois mille ans.
— C’est tout de même un drôle d’endroit, exprima Mandorallen, en jetant un coup d’œil alentour, l’air pas très à l’aise. Il me semble percevoir une présence, une présence pas vraiment amicale.
— La Sylve est vivante, lui révéla Ce’Nedra. Elle n’aime pas beaucoup les étrangers. Mais ne vous inquiétez pas, Mandorallen, vous ne risquez rien tant que vous êtes avec moi, affirma-t-elle d’un petit ton suffisant.
Durnik préféra vérifier auprès de sire Loup.
— Vous êtes certain que les patrouilles ne nous suivront pas ici ? Jeebers savait que nous devions venir ici ; je suis sûr qu’il en a parlé aux Borune.
— Pour rien au monde les Borune ne violeraient leur traité avec les Dryades, lui assura sire Loup.
— Je n’ai jamais entendu parler d’un engagement qu’un Tolnedrain ne choisirait pas de rompre s’il y trouvait un quelconque avantage, insinua Silk, d’un ton sceptique.
— Celui-ci est un peu spécial, répliqua sire Loup. Les Dryades ont accordé à un jeune noble de la maison de Borune la main de l’une de leurs princesses, qui est devenue la mère de l’empereur de la première dynastie borune. Le destin des Borune est très intimement lié au traité. Rien au monde ne pourrait les amener à le mettre en jeu.
— Qu’est-ce que c’est exactement qu’une Dryade ? s’enquit Garion.
L’étrange sensation d’une présence consciente dans la forêt lui donnait envie de parler pour rompre le silence oppressant, presque inquisiteur.
— Les Dryades constituent une petite communauté tout à fait charmante, répondit sire Loup. Je les ai toujours trouvées adorables. Elles ne sont pas humaines, bien sûr, mais quelle importance ?
— Je suis une Dryade, déclara Ce’Nedra, non sans fierté.
Garion la regarda fixement.
— Techniquement, elle a raison, reprit sire Loup. La lignée des Dryades est apparemment demeurée ininterrompue du côté féminin de la maison de Borune. C’est l’un des éléments qui garantit le respect du traité par la famille. Vous voyez toutes ces épouses et toutes ces mères faire leurs paquets et s’en aller s’ils brisaient leurs engagements ?
— Elle a l’air humaine, objecta Garion, sans cesser de dévisager la princesse.
— La race des Dryades est très proche de la nôtre. Il n’y a que des différences insignifiantes entre les deux. C’est peut-être pour cela qu’elles ne sont pas devenues folles comme les autres monstres lorsque Torak a fendu le monde en deux.
— Les autres monstres ?! protesta vigoureusement Ce’Nedra.
— Je vous demande bien pardon, Princesse, s’excusa sire Loup. C’est le terme qu’utilisent les Ulgos pour décrire les non-humains qui ont soutenu Gorim à Prolgu lorsqu’il a affronté le Dieu Ul.
— Vous trouvez que j’ai l’air d’un monstre ? s’indigna-t-elle en secouant la tête avec fureur.
— Le terme est peut-être mal choisi, murmura sire Loup. Ne m’en veuillez pas.
— Des monstres, vraiment ! fulmina Ce’Nedra. Sire Loup haussa les épaules.
— Il y a une rivière pas très loin d’ici, droit devant nous, si je me souviens bien. Nous allons nous arrêter en attendant que la nouvelle de notre arrivée parvienne à la reine Xantha. Nous serions bien mal avisés de pénétrer plus avant dans le territoire des Dryades sans attendre l’autorisation de la reine. Elles peuvent se montrer assez déplaisantes si on les provoque.
— Je pensais vous avoir entendu dire qu’elles étaient bienveillantes, releva Durnik.
— Dans certaines limites, précisa sire Loup. Et je ne vois pas l’intérêt de contrarier des créatures susceptibles de communiquer avec les arbres quand je me trouve au beau milieu d’une forêt. Il pourrait se produire des choses désagréables. Ce qui me fait penser à une chose, dit-il tout à coup en fronçant les sourcils. Vous feriez mieux de ranger votre hache. Les Dryades nourrissent un préjugé très défavorable à l’égard des haches — et du feu. Le feu leur inspire des réactions quasi aberrantes. Il faudra que nous veillions à ne faire que de tout petits feux, et uniquement pour la cuisine.
Ils amenèrent leurs montures sous un chêne colossal, non loin d’un petit cours d’eau qui murmurait sur des pierres couvertes de mousse, mirent pied à terre et dressèrent leurs tentes brunes. Après avoir mangé, Garion, qui commençait à s’ennuyer, s’aventura un peu aux alentours tandis que sire Loup faisait un somme et que Silk entraînait les autres dans une partie de dés. Tante Pol fit asseoir la princesse sur un rondin et entreprit de la débarrasser de la teinture violette qui lui maculait les cheveux.
— Puisque tu n’as apparemment rien de mieux à faire, Garion, dit-elle, pourquoi n’en profiterais-tu pas pour prendre un bain ?
— Un bain ? répéta-t-il. Mais où ça ?
— Je suis sûr que tu trouveras un trou d’eau, un peu plus loin, dans la rivière, affirma-t-elle en savonnant soigneusement les cheveux de Ce’Nedra.
— Tu veux que je me baigne dans cette eau ? Tu n’as pas peur que j’attrape du mal ?
— Tu ne vas pas fondre, mon chou. Allons, tu es vraiment trop sale pour mon goût. Va te laver tout de suite.
Garion lui jeta un regard noir et alla prendre des vêtements propres, du savon et une serviette dans son paquetage, puis il remonta le cours d’eau, frappant le sol de ses talons et grommelant à chaque pas.
Une fois seul sous les arbres, il eut plus que jamais le sentiment d’être observé. C’était très bizarre. Il aurait été bien en peine de définir ses impressions ; c’était comme si, conscients de sa présence, les chênes échangeaient entre eux des informations sur ses mouvements, grâce à une sorte de langage végétatif dont il n’avait pas la moindre notion. Cela ne comportait apparemment rien de menaçant ; juste une sorte de surveillance.
Il trouva à une certaine distance des tentes un trou d’eau d’assez belles dimensions, en contrebas d’une cascade. L’eau de ce bassin naturel était si claire qu’il pouvait voir les petits cailloux brillants du fond, et même de grosses truites qui le regardaient avec circonspection. Il trempa la main dans le courant et se mit à trembler de tout son corps. Il envisagea une échappatoire — s’asperger d’eau, juste ce qu’il fallait, et savonner un peu les endroits stratégiques — mais après réflexion, il préféra y renoncer. Tante Pol ne s’accommoderait de rien de moins qu’un bain en bonne et due forme. Il poussa un soupir à fendre l’âme et commença à se déshabiller.
Ce fut horrible sur le coup, mais il se rendit compte au bout de quelques instants qu’il survivrait peut-être, et un moment après, il trouva même cela exaltant. La chute d’eau constituait une douche commode pour se rincer, et au bout de peu de temps, il commença même à y prendre plaisir.
— Tu en fais du bruit, dis donc, fit calmement, sans animosité aucune, Ce’Nedra, debout sur la rive.
Garion disparut instantanément au fond du bassin. Mais à moins d’être un poisson, on ne peut pas rester indéfiniment sous l’eau, et une minute ne s’était pas écoulée qu’il regagnait la surface et sortait la tête de l’eau, hoquetant et crachotant.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Ce’Nedra. Elle portait une courte tunique blanche, sans manches, ceinturée à la taille, et des sandales ouvertes, dont les lacets s’entrecroisaient sur ses mollets et ses fines chevilles pour s’attacher juste sous le genou. Elle tenait une serviette à la main.
— Allez-vous-en ! crachota Garion.
— Ne sois pas stupide, dit-elle en s’asseyant sur une grosse pierre pour délacer ses sandales.
Ses cheveux de cuivre étaient encore mouillés et lui retombaient lourdement sur les épaules.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— J’ai envie de prendre un bain. Tu en as encore pour longtemps ?
— Allez plus loin, s’écria Garion, qui commençait à avoir froid, mais était bien déterminé à demeurer accroupi dans l’eau, en ne laissant dépasser que sa tête.
— Cet endroit me paraît très bien. Comment est l’eau ?
— Froide, répondit-il sur le ton de la conversation. Mais je ne sortirai que quand vous serez partie.
— Quel gros bêta !
Il secoua la tête avec obstination, le visage en feu.
— Oh ! bon, très bien, soupira-t-elle, exaspérée. Je ne regarde pas. Tu es vraiment stupide, tout de même. Aux thermes, à Tol Honeth, personne ne fait attention à ça.
— On n’est pas à Tol Honeth, ici, releva-t-il férocement.
— Je me retourne, si ça peut te faire plaisir, concéda-t-elle en se levant et en tournant le dos.
Garion sortit de la piscine naturelle, sans oser se redresser, car il ne lui faisait pas vraiment confiance, et enfila son caleçon et son pantalon sans prendre la peine de s’essuyer.
— Ça y est, annonça-t-il. Vous pouvez avoir la rivière pour vous toute seule, maintenant.
Il épongea avec sa serviette l’eau qui lui dégoulinait sur la figure et les cheveux.
— Je retourne auprès des tentes.
— Dame Polgara a dit que tu devais rester auprès de moi, déclara-t-elle en défaisant calmement la cordelette qui lui tenait lieu de ceinture.
— Tante Pol a dit quoi ? balbutia-t-il, parfaitement choqué.
— Tu es censé rester près de moi pour me protéger, répéta-t-elle.
Elle empoigna l’ourlet de sa tunique, s’apprêtant visiblement à la passer par-dessus sa tête.
Garion fit volte-face et braqua un regard déterminé sur les arbres, les oreilles en feu et les mains agitées d’un tremblement incontrôlable.
Elle éclata d’un petit rire argentin, et il y eut un grand bruit d’éclaboussures comme elle entrait dans l’eau froide, qui lui arracha un petit cri, puis elle se mit à barboter.
— Apporte-moi le savon, ordonna-t-elle.
Il se pencha sans réfléchir pour prendre le savon et l’aperçut du coin de l’œil, debout dans l’eau jusqu’à la taille, puis, fermant les yeux de toutes ses forces, il recula en direction du bassin naturel en lui tendant maladroitement dans son dos le savon qu’elle prit en riant de plus belle.
Au bout de ce qui lui parut une éternité, la princesse, ayant enfin fini son bain, sortit de la piscine naturelle, se sécha et remit ses vêtements. Et pendant toute l’épreuve, Garion garda les yeux soigneusement fermés.
— Vous avez tout de même de drôles d’idées, vous, les Sendariens, déclara-t-elle comme ils étaient assis l’un à côté de l’autre près du trou d’eau, dans la clairière inondée de soleil.
Elle démêlait ses cheveux d’un rouge profond, la tête penchée sur le côté, le peigne traçant des sillons dans ses grosses mèches trempées.
— Les bains de Tol Honeth sont ouverts à tous, et les championnats d’athlétisme se déroulent toujours sans vêtements. Pas plus tard que l’été dernier, je me suis mesurée à une douzaine d’autres filles dans le Stade impérial. Les spectateurs ont beaucoup apprécié.
— Ça, j’imagine, fit sèchement Garion.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle en indiquant l’amulette qui reposait sur le torse nu de Garion.
— C’est mon grand-père qui me l’a donnée pour Erastide.
— Fais voir.
Elle tendit la main. Garion se pencha en avant.
— Eh bien, enlève-la, que je puisse la voir, ordonna-t-elle.
— Je ne peux pas. Sire Loup et tante Pol m’ont dit que je ne devais jamais l’ôter, sous aucun prétexte. Je pense qu’elle est plus ou moins ensorcelée.
— Quelle drôle d’idée, remarqua-t-elle en s’inclinant pour examiner l’amulette. Ils ne sont pas vraiment sorciers, n’est-ce pas ?
— Sire Loup a sept mille ans. Il a connu le Dieu Aldur. Je l’ai vu enflammer des rochers et faire pousser un arbre en quelques minutes à partir d’une petite brindille de rien du tout. Quant à tante Pol, d’un seul mot, elle a rendu la vue à une aveugle, et elle peut se changer en chouette.
— Je ne crois pas à toutes ces histoires, rétorqua Ce’Nedra. Je suis sûre qu’il y a une autre explication.
Garion haussa les épaules et rajusta sa chemise de lin et sa tunique brune, puis il secoua la tête et passa ses doigts dans ses cheveux encore humides.
— Attends, tu vas les emmêler, le réprimanda-t-elle. Laisse-moi plutôt faire.
Elle se leva, vint se planter derrière lui et entreprit de lui passer doucement le peigne dans les cheveux.
— Tu as de beaux cheveux, pour un homme, le complimenta-t-elle.
— Bah, ce sont des cheveux et voilà tout, laissa-t-il tomber d’un ton indifférent.
Elle le coiffa encore quelques instants sans ajouter quoi que ce soit, puis, lui prenant le menton dans la main, lui tourna la tête, le regarda d’un œil critique et lui tapota les cheveux d’un côté puis de l’autre, jusqu’à ce qu’ils soient arrangés à son entière satisfaction.
— C’est tout de même mieux, décida-t-elle.
— Merci.
Il était un peu troublé par le changement qui s’était produit dans son attitude. Elle se rassit sur l’herbe, passa ses bras autour d’un de ses genoux et ils s’absorbèrent un moment dans la contemplation de l’eau qui étincelait au soleil. Ce fut elle qui rompit le silence.
— Garion ?
— Oui ?
— Comment ça fait de grandir comme une personne normale ?
— Je n’ai jamais été autre chose, répondit-il en haussant les épaules. Alors je n’ai pas les moyens de comparer.
— Tu vois ce que je veux dire. Raconte-moi l’endroit où tu as grandi, ce que tu faisais, tout, quoi.
Alors il lui parla de la ferme de Faldor, des cuisines, de la forge de Durnik, et de Doroon, de Rundorig et de Zubrette.
— Tu étais amoureux de Zubrette, n’est-ce pas ? insinua-t-elle d’un ton presque accusateur.
— C’est ce que je croyais, mais il s’est passé tellement de choses depuis que j’ai quitté la ferme qu’il y a des moments où je ne sais même plus à quoi elle ressemblait. De toute façon, je crois que je me passerai avantageusement d’être amoureux. Pour ce que j’en ai vu, la plupart du temps, c’est plutôt pénible.
— Tu es impossible !
Et elle se mit à sourire, son petit visage enfoui sous la masse de ses cheveux fléchés de feu par le soleil.
— Peut-être, admit-il. Allez, maintenant, à vous de me dire ce que ça fait de grandir dans la peau de quelqu’un de très spécial.
— Je ne suis pas si spéciale que ça.
— Vous êtes une princesse impériale, lui rappela-t-il. Si ce n’est pas être très spécial...
— Ah ! ça, tu sais, gloussa-t-elle, il y a des moments, depuis que je suis avec vous, où j’oublie presque que je suis une princesse impériale.
— Presque, releva-t-il avec un sourire, mais pas tout à fait.
— Non. Pas tout à fait, avoua-t-elle avec un nouveau coup d’œil du côté de la piscine naturelle. Le plus souvent, c’est très ennuyeux d’être une princesse. On passe son temps dans les cérémonies et les réunions protocolaires. On reste presque toujours debout à écouter des discours ou à recevoir des visiteurs officiels, et il y a des gardes partout, dans tous les coins. Mais il y a des moments où j’arrive à m’échapper pour avoir enfin un peu la paix, et ça les rend dingues ! fit-elle en se remettant à rire, puis son regard devint pensif. Je vais te lire ton avenir, déclara-t-elle en lui prenant la main.
— Vous savez lire dans les lignes de la main ?
— Je fais juste semblant, admit-elle. Nous y jouons parfois, les dames de ma suite et moi. Nous nous promettons les unes aux autres des maris bien nés et des tas d’enfants.
Elle retourna sa main et la regarda. La marque argentée était bien visible dans sa paume, maintenant que la peau était propre.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sais pas.
— Ce n’est pas une maladie, n’est-ce pas ?
— Non. J’ai toujours eu ça. Je pense que c’est de famille. Tante Pol n’aime pas que les gens la voient, je ne sais pas pourquoi, alors elle essaie de la dissimuler.
— Comment peut-on cacher quelque chose comme ça ?
— Elle me trouve tout le temps des tas d’occupations très salissantes.
— C’est très bizarre. J’ai une marque de naissance, moi aussi. Juste au-dessus du cœur. Tu veux la voir ? demanda-t-elle en prenant l’encolure de sa tunique à deux mains.
— Je vous crois sur parole, répondit Garion en rougissant furieusement.
Elle eut un petit rire argentin, limpide.
— Tu es vraiment un drôle de garçon, Garion. Tu n’es pas du tout comme les autres.
— Vous n’avez probablement rencontré que des Tolnedrains, souligna Garion. Je suis un Sendarien, ou du moins c’est comme cela que j’ai été élevé, alors ça fait une différence, forcément.
— On dirait que tu n’es pas sûr de tes origines ?
— C’est Silk qui dit que je ne suis pas sendarien. Il ne sait pas exactement de quelle origine je suis, et ça, c’est très bizarre, parce que Silk est capable de reconnaître immédiatement l’origine de n’importe qui. Votre père pensait que j’étais rivien.
— Comme Dame Polgara est ta tante, et Belgarath, ton grand-père, tu es probablement sorcier, toi aussi, observa Ce’Nedra.
— Moi ? releva Garion en se mettant à rire. C’est complètement idiot. D’ailleurs, les sorciers ne sont pas une race, à l’instar des Cheresques, des Tolnedrains ou des Riviens. Ce serait plutôt un genre de métier, je pense, un peu comme homme de loi ou marchand, sauf qu’on n’en fait plus de nouveaux. Les sorciers ont tous des milliers d’années. Sire Loup dit que c’est peut-être les gens qui ont changé et qu’ils ne peuvent plus devenir sorciers.
Ce’Nedra, qui s’était laissée tomber en arrière, sur ses coudes, leva les yeux vers lui.
— Garion ?
— Oui ?
— Tu voudrais m’embrasser ?
Le cœur de Garion s’arrêta de battre.
C’est alors que la voix de Durnik s’éleva non loin d’eux, et l’espace d’un instant, Garion se prit pour son vieil ami d’une haine fulgurante.